Le judaïsme laïque hier et aujourd’hui
Le judaïsme laïque hier et aujourd’hui
Par Izio Rosenman
ajhl
Les précurseurs
Si l’on voulait chercher quelques précurseurs à la figure du juif laïque on lui trouverait un ancêtre très lointain, Elisha Ben Abouyah, dit Aher, rabbin du Talmud des années 100-150 E.C, dont la figure mythifiée est souvent convoquée par des libres penseurs juifs au XIXe. Une figure de transgression, car après avoir observé qu’il n’y avait en ce monde ni récompense pour l’observation des mitsvot ni punition pour leur
transgression, il devint athée et proclama « il n’y a pas de justice ni de Justicier sur cette terre »
Et puis, plus près de nous, on peut penser à trois personnages emblématiques:
Spinoza (1632-1677), Mendelssohn (1729-1786), et Freud. Dans leur histoire et la diversité de leurs réactions, on peut percevoir les difficultés et contradictions à l'œuvre dans la question du judaïsme laïque. Ils constituent autant de repères dans le processus par lequel la judaïcité a suivi, à son rythme, la sécularisation des sociétés occidentales dont elle a partagé le passage à la modernité.
Spinoza.
-Baruch Spinoza (1632-1677) naît à Amsterdam de parents marranes d’origine espagnole, commerçants, notables respectés par la communauté . Il reçoit une solide formation juive à l'école 'Etz-Haïm, puis à la Yeshiva Keter Torah . Mais il ne devient pas Hakham, c’est-à-dire l’équivalent sepharade de rabbin, malgré le fait qu'il était brillant. Au contraire, il prend des positions critiques à l’égard des règles religieuses et de la religion juives. Positions qu’il maintient malgré les avertissements du rabbinat. Il est donc convoqué le 27 juillet 1656 devant le Conseil des Sages qui prononçe à son encontre le Herem (l’excommunnication). Il a alors 24 ans. Il ne revient toujours pas sur ses positions, mais même après le Herem son intérêt pour le judaïsme ne faiblit pas: il a laissé une grammaire de l’hébreu.
Comme l’écrit Yovel :
« Spinoza est une illustration de la situation du Juif moderne laïque….Il fait le premier pas vers la sécularisation de la vie juive en l'examinant empiriquement comme un phénomène naturel sujet aux seules forces de l'histoire séculière. Ce faisant il ouvre une brèche entre la religion juive et la communauté traditionnelle d'une part et la totalité plus large de la vie juive d'autre part….
En abordant rationnellement dans Le Traité Théologico-politique, l'histoire du peuple juif et la question de la Thora, il a posé les bases de la critique biblique, et d'une analyse historico-culturelle du judaïsme…
Spinoza abandonne le judaïsme observant de son temps mais en refusant de se convertir au christianisme, il a fait un des choix qui attendent les Juifs des générations postérieures comme conséquence de la rencontre entre le judaïsme et le monde moderne. »
Spinoza, Marrane de la Raison, comme l'a appelé Yovel, a donc illustré cette situation d'appartenance à deux sociétés, une double appartenance,qui est source de souffrance pour lui et pour de nombreux Marranes. Cette situation allait se généraliser avec l'apparition des Lumières qui fut suivie de l'Emancipation des Juifs.
Mendelssohn et la Haskala. Les Lumières et l'Emancipation.
La vie de Mendelssohn illustre parfaitement les changements en cours dans la condition juive à cette époque. Ces changements concernent deux dimensions : la dimension culturelle, avec l’apparition des Lumières, (rationalité, critique du religieux, ouverture aux autres cultures), et l a dimension politique que représente l'Emancipation, (accès à la citoyenneté, et donc possibilité d'entrée dans la société
environnante).
On peut dater le début des "Lumières juives", la Haskala, de l'entreprise de Moses Mendelssohn, et de sa traduction du Pentateuque (1780-1783) en allemand écrit en caractères hébraïques. Traduction destinée en grande partie à faire connaître la langue allemande aux juifs, et ainsi à les aider à sortir de leur ghetto culturel. En tant que partisan des Lumières et de la raison, Mendelssohn pense qu'il n'y a pas de contradiction entre religion et raison, ni entre religion et culture, il a confiance en la raison pour découvrir la vérité.
La Haskala, qu’il a initiée, s'est poursuivie en Europe de l'Est pendant tout le 19ème siècle en Allemagne, en Pologne, en Russie. En Allemagne la Haskala a produit deux « enfants spirituels ». D’une part, La Science du Judaïsme dont un des fondateurs et l'interprète le plus affirmé fut Leopold Z u n z (1794-1886) qui voyait dans cette approche scientifique de niveau universitaire une barrière à la fois contre l'assimilation et la conversion au christianisme. D’autre part, le mouvement Réformé du Judaïsme religieux, qui pense sauvegarder l'identité juive en la confessionalisant, en réformant la religion juive et en l'adaptant aux temps modernes c'est-à-dire à l'Allemagne de ce temps.
Citons encore Heinrich Graetz (1817-1891), premier historien juif des temps modernes et Jehuda-Leib Gordon (1831-1892) le plus important penseur de la Haskala, poète et journaliste, resté célèbre pour son slogan : "Sois un Juif à la maison, et un homme au-dehors"
A la suite de l'Emancipation, qui, s'étale en Europe sur 100 ans, il y a éclatement de l'identité juive, jusque là, fondée sur la tradition religieuse, et maintenue par une frontière presque étanche avec la société environnante. La crise ouverte par les transformations au sein du peuple juif par les Lumières, puis par l'Emancipation, est encore en cours.
En France, la conjonction de plusieurs facteurs, a donné au judaïsme français l'aspect qu'il a eu pendant longtemps.
- Dans l'Etat-nation, l'Emancipation des Juifs, leur accès à la citoyenneté, s'est fait en tant qu'individus. Comme le préconisait le comte de Clermont-Tonnerre : "Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus".
- Il y a eu assignation de l'identité collective des Juifs, à la seule dimension confessionnelle – d’abord par la réunion du Sanhedrin (1808), puis par la création du Consistoire (1810).
- L'intégration des Juifs dans la société dans les années qui ont suivi se manifeste par leur présence active dans de nombreux secteurs : commerce, industrie,banque, plus tard, université, armée, politique. Elle s'est faite sur une base individuelle, sans qu'aucun lien collectif, hors du religieux ne se manifeste. Ceci
jusqu'à la création de l'Alliance Israélite Universelle,en 1860.
Freud
Freud (1856- 1939), qui peut être considéré comme un enfant des Lumières avec son culte de la science et son athéisme affirmé, a un rapport très complexe à l'identité juive.
On le sait, il n’a cessé de démystifier la religion, de s'opposer aux pratiques religieuses Judaïsme laïque hier…p 4 dans sa maison. Des œuvres comme L'homme Moïse et la religion monothéiste,L'avenir d'une illusion, en témoignent
D'un autre côté, il n'a jamais caché ses origines juives, n'a jamais cessé d'affirmer qu'il était juif, n'a jamais quitté le B'naï Brith auquel il avait adhéré dès la création d'une section à Vienne, de même qu'il participait, avec Einstein, au Conseil d'Administration de l'Université Hébraïque de Jérusalem. Mais s'il ne cesse de s'affirmer comme Juif, c'est comme un Juif sans Dieu ("Gotlos jude"), selon le titre d'un livre de Peter Gay. Son identité juive, Freud a du mal à lui donner un contenu. Il croit en quelque chose d'indéfinissable, d'intangible, qui fait de lui un Juif.
Si cette dissociation entre religion et identité ou citoyenneté est possible pour lui,alors qu’elle était impossible à l'époque de Spinoza, et à peine à celle de Mendelssohn,c'est que Freud vit dans une société déjà sécularisée.
Dimensions collectives.
Au contraire du modèle « à la française », dans les Etats de l'Europe de l'Est, qui n'étaient pas des Etats-nation, une expression collective non-religieuse des Juifs était plus facile, malgré l'antisémitisme régnant. Il y avait, p ex des députés juifs au parlement polonais. A partir de la fin du 19e siècle, on assiste, essentiellement en Europe de l'Est, à l'apparition quasi simultanée, en quelques années, de mouvements
politiques auxquels les Juifs adhèrent : bundisme, sionisme, mouvements révolutionnaires communistes et socialistes, ..
Ces mouvements, il faut le rappeler, marquent donc une rupture avec la tradition religieuse messianique juive, au profit d'une affirmation laïque, collective, inscrite dans la cité et le politique, dans l'histoire réelle, bien qu' à la fin du 19e siècle, cette affirmation se fasse à l'intérieur d'une société juive souvent encore coupée de la société environnante.
Il faut noter qu’à l'époque contemporaine la religion a donc cessé d'être le facteur unifiant du peuple juif. Le messianisme religieux a cessé d'être l'horizon de la majorité des Juifs sans qu'un élément unifiant nouveau ne soit apparu.
L'Etat d'Israël a été pendant longtemps un facteur unificateur pour une grande partie des Juifs. Mais cette identification se faisait avec un Israël plutôt imaginaire que réel, et certainement moins déchiré que l'Israël actuel. Cependant le rapport à Israël ne peut suffire à lui seul à définir leur identité pour les Juifs de la Diaspora, car cela les constituerait dans leurs pays comme des émigrants potentiels, c'est-à-dire comme des
quasi-étrangers; outre qu'une telle identité ne serait pas créatrice pour eux sur le plan de la culture.
Après la Shoah, le souvenir de celle-ci a, pendant un certain temps - une à deux générations - joué ce rôle de facteur d'identification unificateur, et le joue encore pour beaucoup. Mais celle-ci est déjà trop éloignée dans le temps, plus d'une génération,pour jouer seule ce rôle. Au demeurant il s'agirait là d'une identité assez mortifère, celle d'une destinée victimaire, qui ne serait porteuse d'espoir que si elle avait pour effet de mobiliser en permanence les Juifs contre les dangers menaçant d'autres groupes. Il est cependant évident que l'antisémitisme, la Shoah, et la création et la présence d'Israël ont profondément modifié la situation et la conscience des Juifs dans le monde, et contribuent donc de façon essentielle à cette identité.
Deux éléments me semblent importants à maintenir aujourd'hui : d’une part la réaffirmation et la défense du pluralisme dans le judaïsme, et d’autre part l'intégration de la dimension religieuse du judaïsme dans le concept plus large de "judaïsme comme culture". Cette perception permet d'avoir du judaïsme, une vision dynamique, ouverte sur la cité, une vision qui replace le judaïsme dans l’histoire. Percevoir et enseigner le judaïsme comme culture permet de comprendre celui-ci, comme étant et ayant été en interaction avec les cultures environnantes ; tantôt empruntant des éléments exogènes, tantôt transmettant des éléments propres. Citons deux exemples :
le monde juif hellénistique et son essor à Alexandrie, et, bien plus tard, l’œuvre de Maïmonide, participant au monde juif et au monde arabe.
Comment caractériser la vie, ou l'identité juive aujourd'hui ?
On constate que par les effets conjugués, de la modernité, de la Shoah, puis de la création d'Israël plusieurs phénomènes se sont produits.
Il y a eu quasi-disparition des grandes agglomérations juives dans la diaspora, c'est-à-dire dans des espaces homogènes ; d'où l'impossibilité de développer des cultures juives suivant le modèle qui existait auparavant. Car ces espaces permettaient une vie sociale et la pratique d'une langue commune, propre, bases d'une forte conscience d'appartenance au groupe.
L'identité juive contemporaine est désormais multiple dans la plupart de ses aspects.
Cette multiplicité touche aussi bien la dimension religieuse, que les orientations politiques, culturelles, ou linguistiques. Cette multiplicité fait qu'aujourd'hui il n'existe plus d'autorité légitimante unique reconnue, contrairement à ce qui existait au temps de la domination du système rabbinique, avant l'Emancipation.
Avec l'affaiblissement, dans nos sociétés, du système d'appartenance, l'appartenance au judaïsme est devenue un choix et l'identité juive une identité partielle. Elle n'englobe plus la totalité de la vie de la personne, et de plus elle est non permanente dans le temps. Elle est fluctuante, avec des besoins de confirmation plus ou moins fréquents, par des manifestations, des fêtes, et des convivialités de type nouveau.
Les Juifs laïques, qui forment probablement la majorité, ont tendance à ne pas s'exprimer collectivement comme Juifs. Malgré cela, au cours de ces dernières années il y a eu l’émergence de groupes juifs qui se revendiquent comme laïques.
Une raison, contingente, de cette apparition est le durcissement des institutions religieuses juives en France. En réaction, les Juifs laïques se sentent menacés de ne pas être reconnus dans leur judéité. Mais plus profondément, et c’est le résultat de la longue évolution mentionnée plus haut, c’est le désir d’affirmation collective d’une identité conçue en dehors du religieux, que ce phénomène traduit.
Un certain nombre d'entre eux proviennent de milieux "progressistes", qui ont abandonné l'universalisme abstrait qui était le leur du temps des idéologies révolutionnaires triomphantes, et qui leur demandait d'abord le renoncement à ce qui leur était particulier, propre, individuel, non-politique, à l'expression de leur mémoire collective ou individuelle, particulière.
La fin d’une affirmation juive située uniquement dans l'espace privé, donne l’illusion que la majorité des Juifs de France seraient religieux : il ne faut pas confondre la visibilité sociale, par exemple celle des Loubavitch, et l’importance numérique. L'image du juif dans la société environnante, comme quelqu'un de religieux, a cependant une certaine tendance à perdurer.
La privatisation plus grande de la vie, pousse à l'interrogation sur la possibilité et les voies de la transmission de l'identité juive, quand celle-ci n'est pas d'expression religieuse. Et cet élément est d'autant plus important qu'il y a, chez les juifs laïques enparticulier, une multiplication, si ce n'est une généralisation des mariages mixtes dans toutes les sociétés démocratiques, où les barrières de passage se sont effacées.
-Comment et sur quoi une construction identitaire juive laïque peut-elle se baser ?
Comment peut-on intégrer cette part religieuse qui pendant des centaines ou des milliers d'années a été au cœur de l'identité juive ? En transformant l’héritage religieux en culture, c’est-à-dire en désacralisant le judaïsme, à l'instar de ce qui s'est passé dans beaucoup de pays occidentaux pour le christianisme.
Les principaux éléments de cette construction pourraient être : la culture, l'histoire, la mémoire, et la langue, qui constituent une perception du judaïsme comme culture :
les textes de la tradition religieuse cesseraient d'être des normes de pensée et de conduite, pour devenir un héritage de culture, de réflexion sur l'histoire de la pensée, une source critique d'inspiration..
Mais à l'intérieur des groupes minoritaires, cette démarche est toujours plus difficile, car leur survie en tant que groupe étant plus problématique, un raidissement s'opère face à la société environnante et une lutte pour le pouvoir légitimant est toujours à l'œuvre.
Pour ce qui est l'avenir, on peut faire quelques remarques optimistes, me semble-t-il.
Il y a un renouveau de l'identité juive, dans sa dimension culturelle et historique, qui désormais est reconnue par la culture majoritaire. Ainsi a-t-on vu la création de chaires d’études juives dans des universités, des collections de livres à thèmes juifs chez des éditeurs, une multiplication des media juifs comme les radios, la création du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, ou encore l’instauration de la Journée nationale de Commémoration des crimes de Vichy.
Mais cette renaissance, où se mêlent des aspects religieux ou laïques, culturels et politiques forme une énorme mosaïque dont la diversité pourrait constituer la fragilité.
Elle mêle en effet les dimensions nostalgiques, aux dimensions créatives et les dangers communautaristes aux signes de renouvellement et de modernité.
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